Nous sommes à Santiago-du-Chili, dans un bar. Deux vieillards discutent en buvant. Il semble que l'un d'eux soit en train d'écrire un roman. Conversation bizarre : ils parlent d'eux-mêmes comme s'ils étaient déjà morts, le prétendu romancier, don Federico, cueille des allumettes dans son verre de vin, une curieuse étrangeté s'installe, où sommes-nous, au juste ? au royaume des morts ? Pas tout à fait. Tout au plus dans une vie antérieure, dans le souvenir. Car don Federico se met à évoquer le temps de sa jeunesse, jadis, quand il vivait à la campagne. Voici que nous y sommes, dans le Chili profond. Don Federico y vit sur son domaine, c'est le maître des terres et des domestiques, un propriétaire aisé. La vie coule, un peu monotone, sous une pluie insistante. Don Federico est un homme sociable, il reçoit volontiers ses amis, les bourgeois éclairés du coin, et l'on mange bien à sa table. C'est aussi un bon maître, qui aime ses domestiques et ils le lui rendent bien. Surtout la plus âgée d'entre eux, Paulita. C'est elle qui l'éveille tous les matins, lui apporte le petit déjeuner, c'est elle qui interrompt ses rêves, un peu alcoolisés car il boit beaucoup, don Federico. C'est que le soir, déjà à cette époque, il essaie d'écrire un roman. C'est ce monde-là que nous revisitons, venus tout droit du bar. D'ailleurs don Federico et son vieil ami suivent le même chemin que nous, ils sont eux aussi venus sur le domaine, si bien que le vieux don Federico aura plusieurs fois d'occasion de se croiser lui-même jeune, et de se revoir vivre, dans la maison pourtant désormais désertée. De revivre l'histoire de Paulita, et nous avec lui. Paulita est là , sur le domaine, depuis toujours, elle fait partie de la famille. Elle a un fils, il est parti loin au Nord, il y a très longtemps, à Antofagasta. Mais il lui envoie des nouvelles régulièrement. Comme elle ne sait pas lire, c'est don Federico qui lui lit ses lettres. En voici une : il dit que tout va bien pour lui, que les affaires marchent, qu'il pourra bientôt faire venir sa mère pour vivre avec lui. Paulita devrait s'en réjouir mais très vite quelque chose l'effraye : par la fenêtre, elle voit, sous la pluie, passer un homme qui est mort, un vagabond qu'on a fusillé pour avoir tué un homme qui avait tué son chien. Où sommes-nous ? au royaume des songes ? des superstitions ?
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